Le bas de la ville dans l’économie du passe et de l’avenir de Jacmel, du 18e au 21 e siècle : Quartiers d’avenir

La causerie de cet après-midi n’a aucune prétention d’être une conférence, c’est plutôt un prétexte pour des échanges d’information. Ce besoin qui s’impose à nous n’a pour but que d’éclairer la jeune génération de notre époque à travers celles qui l’ont précédée. Cela permettra de lui donner une certaine perspective historique à la brutalité  immédiate de l’information et trouver des repères dans un monde en ébullition d’instabilité. Nous n’avons donc aucune prétention de vouloir seulement célébrer le passé, tout en mettant de coté les erreurs et égarements à éviter dans le présent, mais rendre la génération actuelle confidente en elle-même pour qu’elle change les choses demain.

En effet, pour certains esprits chagrins de la jeune génération, Jacmel est la ville de tous les fléaux. Certains prennent un malin plaisir à écrire des articles désobligeants sur Jacmel à travers les colonnes de quelques journaux de renom de la capitale. Ces positions radicales et erronées prennent habituellement pour cible l’actuel cartel de la mairie et, à partir de là, Jacmel est traité de tous les noms : ville de prostitués, ville fatras, ville poubelle aux égouts en plein air. Ce qui est dommage, parce si  que la mairie n’a pas les moyens de sa politique, il faut blâmer l’ambiance politique et nationale qui a  réduit le pays à une situation de dépendance. Depuis la montée de Duvalier au pouvoir, Jacmel s’est trouvé dans l’impasse de sa solitude et de ses deboires. Depuis que l’autonomie communale qui a existé du 19e siècle jusqu’en 1960 n’est plus qu’une note en bas des pages de l’Histoire d’Haïti, Jacmel n’a fait que perdre pied et « nap fè fon ».
 

L’autonomie communale, voilà ce qui permettait d’avoir, depuis la fondation de la ville en 1698 par le Gouverneur Ducasse, une certaine latitude aux cartels communaux de Jacmel qui ont créé leur propre lycee Pinchinat en 1867, leur système d’eau potable, leur compagnie électrique en 1895, leur corps de pompiers et leur système de téléphone par câbles qui communiquait avec les plus grandes villes d’Europe, des iles caribéennes et du reste du monde.  Au début de l’année 1896, (date de l’incendie de Jacmel), la ville comptait plus de 300 abonnés pour son premier réseau téléphonique.  C’était la seule ville d’Haïti desservie par un transatlantique, faisant la traversée en 14 jours.  Un grand nombre de voyageurs désirant se rendre en Europe devaient aller à Jacmel afin d’embarquer sur un des luxueux navires à vapeur de la British Royal Mail.   L’intense activité commerciale, qui passait par Jacmel avait rendu l’ancien local de la douane et le vieux «wharf» en bois insuffisants.  De nouvelles halles pour la douane et un wharf en fer avaient été livrés au trafic en 1895.

 

 

Ces avancées technologiques des époques passées permettaient à Jacmel d’avoir une présence remarquée et remarquable sur le plan national et international, à un point tel que les visiteurs du 19e siècle lui ont donné le nom de  VILLE LUMIERE, en tant que première communauté de la caraïbe à être électrifiée.  Revisitons ces moments de gloire à travers le témoignage des contemporains de cette période d’Histoire de Jacmel.
 
 Porte ouverte sur la France, l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie, pays avec lesquels s’effectuait l’essentiel du commerce extérieur, Jacmel accueillit en mai 1853, Mgr. SPACAPIETRA, délégué par le pape PIE IX pour évaluer les possibilités de négocier un concordat avec le gouvernement haïtien.  À cette occasion, les Jacméliens offrirent au représentant du Souverain Pontife un accueil des plus grandioses.

Hannibal Price raconte l’entrée triomphale, qu’il fit dans la ville en ces termes : « J’étais encore enfant, mais je n’oublierai jamais cette commotion qui vida littéralement toutes les maisons de la ville.  Hommes, femmes, vieillards, enfants, tous en habits de fête couraient se prosterner sur le passage du Monseigneur et s’efforçaient de baiser ses sandales ou le bas des ses habits sacerdotaux.  Du port à l’église, et de l’église au palais préparé pour le recevoir, l’Évêque marcha littéralement sur un tapis de fleurs. »  

 Edmond LAUTURE rapporte dans ses souvenirs que
«La ville était bâtie à ne laisser aucun emplacement vide,
Les magasins nombreux étaient bondés de marchandises,
À permettre le choix le plus varié et le plus difficile.  Les rues
Bruyantes le jour, la nuit, étaient remplies par une nombreuse
Population affairée allant allègrement à ses affaires, à ses plaisirs.
Les fêtes du carnaval approchant, on s’y préparait comme chaque
Année avec encore plus d’entrain. Les tailleurs taillaient, les charpentiers
Charpentaient, tous ceux qui avaient un métier l’exploitaient avec profit,
L’ouvrage ne manquant pas.»

Les Jacméliens, se sentant gâtés par la trinité des dieux favorables du commerce, de l’industrie et de l’entrepreneuriat étaient devenus  très orgueilleux de leur statut privilégié, fort envié des habitants des autres villes du pays.  Ils menaient une vie agréable, confortable et heureuse.  Edmond LAUTURE raconte encore que «des fêtes de toutes sortes, littéraires, théâtrales, musicales, des bals, un orchestre tzigane, une troupe d’opéra, des artistes français, les cirques les plus fameux se succédaient, égayant une population aisée, grisée.

Du temps de GEFFRARD, Jacmel connut un véritable essor économique, qui la plaça au rang des premières cités de la République.  La ville était resplendissante en cette ère de prospérité.  Les Jacméliens étaient extrêmement fiers de leur personne et se considéraient au-dessus du reste du pays

L’année 1867 vit le renversement du président GEFFRARD et l’accession du général Sylvain SALNAVE à la présidence de la République d’Haïti.  SALNAVE était un chef d’État populiste, et sa politique ne plût guère à l’élite haïtienne.  Les commerçants et propriétaires terriens en particuliers sentirent leurs intérêts gravement menacés.  Il s’ensuivit l’une des plus sanglantes guerres civiles qu’Haïti n’ait jamais connues.  Jacmel la prospère se rangea dans le camp des insurgés et, en 1868, se souleva contre la dictature de SALNAVE.  En réponse à cette révolte, le Président souleva contre Jacmel les agriculteurs de Marbial, La Vallée et la plaine de Lafond.  

Des bandes de Piquets, paysans armés de piques et de machettes, sous les ordres d’Holopherne LAFOND, descendirent en avalanche jusqu’aux portes de la ville, assoiffées de carnage et de pillage.

La population de la cité fut terrifiée à l’idée des crimes qui pouvaient être perpétrés contre elle.  SALNAVE dépêcha des troupes pour établir le siège de la ville.  Alors qu’il perdait sur tous les fronts dans le reste du pays, il renforça son étau sur Jacmel.  Cette ville qui symbolisait la bourgeoisie prospère.  SALNAVE voulait la mettre à genoux. 

Avec l’avènement de Lysius SALOMON à la présidence en 1879, Haïti entrait à nouveau dans une ère de luttes fratricides.  À cette époque, les grands courants politiques se définissaient  autour des programmes du Parti Libéral et du Parti National.  L’élite Jacmelienne se réclamait du Parti Libéral, alors qu’avec SALOMON, c’était le Parti National qui tenait les rênes du pouvoir.  Malgré toutes les campagnes de charme de SALOMON vis-à-vis de Jacmel, les Jacméliens gardaient une grande méfiance à l’égard du Président.

Les  succès de Jacmel furent bientôt suivis par des déboires terribles. En effet, en 1882, il y eut dans la ville une épidémie de petite vérole causée par l’eau souillée et les inondations de cette année là qui ont forcé les habitants de la ville à abandonner certains quartiers du bas de la ville pour les hauteurs plus clémentes du Bel-Air ;  et le  9 septembre 1896, vers dix heures du matin, le feu éclata dans la maison de Tibulle MAXIMILIEN, sise au Bel-Air.  Alain TURNIER raconte que le feu, «sous l’action d’une forte brise marine, se propagea rapidement dans tout ce quartier à la fois commercial et résidentiel, où les maisons se pressaient les unes contre les autres.  Les flammes ne tardèrent pas à s’attaquer aux portes et aux fenêtres en bois de l’église paroissiale.  Elles s’engouffrèrent avec furie sous l’immense voûte, détruisant le mobilier, les autels, les tours qui lâchèrent leurs cloches sur les dalles dans un carillon infernal.  Après cette œuvre impie, elles s’échappèrent dans une tempête d’étincelles qui, en peu de temps, répandirent l’incendie à travers toute la ville?  Tard dans l’après-midi, la ville était une torche gigantesque, mariant ses sinistres lueurs rouges à l’embrasement du couchant.  À travers les rues jonchées de débris rougeoyants, la galopade folle, ponctuée de ruades et de hennissements sauvages, des chevaux échappés des écuries en flammes, ajoutait au fléau une note d’apocalypse.  Vers les neuf heures du soir, l’incendie, las, enfin rassasié, cessa, ayant épargné plus ou moins «la rue du commerce» au bord de ‘mer?  La ville n’était plus qu’un monceau de cendres.  Mille deux cents maisons détruites, selon un rapport de la Légation Américaine à Port-au-Prince. »

Jacmel était frappée à mort!  Une population en état de choc errait parmi les décombres. 
Le gouvernement de Tirésias Simon Sam accorda aux Jacméliens un crédit de vingt mille gourdes et exonéra des droits d’importation les matériaux de construction, ce, afin de faciliter le relèvement de la cité.  Mais cette aide était bien dérisoire face aux énormes pertes évaluées à dix millions de dollars

Prenons un exemple de maison de Commerce de l’époque, afin de mieux comprendre l’ambiance commerciale de la ville en cette fin du dix-neuvième siècle.

J.B. VITAL- Maison fondée en 1886 par Monsieur J.B. Vital de nationalité française qui arriva en Haïti en 1861 comme employé de la maison Rempler Laloubère & Co. Puis C. Laloubère & Co. Dont il devint par la suite l’associé jusqu’à son établissement pour son compte personnel en 1886 La maison fait un grand commerce d’importation tant aux Etats-Unis d’Amérique qu’en Europe, principalement d’Angleterre et de France et parmi les articles principaux qu’elle importe, il faut citer, en première ligne les cotonnades et tissus de toutes sortes, des provisions et conserves Américaines telles que : farine, bœuf, porc, beurre, mantègue, riz, savon, tabac, poissons salés de toutes espèces et de toutes qualités, etc. Puis les articles de Hardware, la faïence et la verrerie, les planches et bois de construction. A l’exportation, ses principaux produits sont le café, les peaux de chèvre et le coton, et pour le premier de ces articles, la maison est en ce moment l’une des plus importantes de l’ile. La bonne préparation de son café lui a voulu d’obtenir les prix les plus élevés à l’Etranger. En outre, elle exporte également, des graines de coton, de ricin, des peaux de chèvres et de bœufs, etc. Elle emploie régulièrement vingt-cinq employés tant étrangers qu’Haïtiens et occupe en outre 200 femmes et quatre-vingt hommes pour la préparation et la manipulation du café, du coton et des autres produits à expédier. Ses installations de machines à café et à coton lui permettent d’offrir une marchandise supérieure et fort appréciée sur les divers marchés Européens ou sa marque est des plus recherchées compagnies de bateaux à vapeur : La Royal Dutch West India Mail d’Amsterdam et la Royal Mail Steam Packet Co. de Londres. Ils sont également agents d’assurance et représentent le Comité des Assurances maritimes du Havre et le Board of Underwriters de New York.

En 1895, le port avait exporte 110,000 sacs de cafe d’après la statistique de la maison J.B. Vital & Co succrs. Ce qui donnerait avec poids de sacs actuels plus de 125,000. Toutes ces acquisitions étaient faites au nom de la communauté et, comme la ville de Jacmel établie au bord de l’eau devenait de plus en plus exiguë de par son accroissement, fruit des progrès économiques,  les hauteurs clémentes du Bel-Air furent donc adoptées pour l’établissement de nouvelles demeures. Malgré tout, le bas de la ville a toujours demeuré la place où toute l’économie de Jacmel s’est créée.

Ville entourée de forts : Fort Relâche ( qui se trouvait dans la baie du Jacmel des17-19e siècles/ quartiers de la rue Sainte-Anne), Fort Talavigne ( là où se trouve l’hôpital st Michel) ; l’Arsenal (au bel air) ; Fort Saint Roc (  place Louverture/chapelle saint roc, mairie actuelle ; la petite batterie (chez les frères) ; fort baguette ; fort du morne Laporte ; fort Ogé(cap rouge) ; le fort blockhaus ( là où se trouve la loge maçonnique de Jacmel) ;Jacmel est aussi , comme Rome, la ville aux 7 collines : colline du bel-air ; colline des raquettes ( qui va de trou Decimus à l’hôpital st. Michel) ; colline de culbuté ( qui va du cimetière jusque chez les frères) ; colline du calvaire (derrière calvaire) ; colline de Monchille ; colline de saint-Cyr ; colline de sainte Hélène ( qui couvre sainte Hélène, Siloé pour aboutir à ka maya).

Au dix-neuvième siècle, jusque vers les années 1980, quand on habitait après le cimetière (à Ka Wolff, Lamandou, aviation, Watapanah (plus haut de ka Maya), sainte Hélène… on était considéré habiter en dehors de la ville. Ne parlons même pas de Cyvadier, de Meyer, des Orangers. C’était déjà la campagne profonde. Les parents ne laissaient pas leurs enfants fréquenter ces endroits sans la présence accompagnatrice d’un membre de la famille ou la vigilance d’une servante. Les gens des  habitations ci-devant mentionnées ne subissaient pas de préjugés autant que les gens du bas de la ville.
 

En effet, on entendait souvent dire : « kimoun ou ye ? Mwen kwè se moun anba lavil ou ye ?
Ou bien  « Tout moun anba lavil se vakabon ». Ces clichés devenus préjugés avec le temps étaient des insultes avec lesquels on incendiait certains interlocuteurs dans le passé et ils étaient combattus avec d’autres préjugés tels que : Neg belè se vakabon ak kôl/ fanm belè se bouzin sibtil ». Et dans les années 1980-1990, les avanies étaient si poussées par certains, des deux côtés, de la ville que l’on s’accusait mutuellement de tous les épithètes. Ces préjugés n’etaient pourtant partagés  que par ceux qui connaissaient mal l’histoire de la ville puisque, c’est au bas de la ville que tout prenait corps : associations d’hommes d’affaires, économie, élites sociales, conspirations politiques, etc.…Quand il fallut former des Clubs socioculturels tels que : Le Club Union (Intellectuels noirs) ; le Club Excelsior (exclusivement mulâtres) ; le club des enfants légitimes (pour clamer ses droits sur les enfants naturels ou pitit deyô que l’on traitait pire que des restavék dans certaines familles),c’est au bas de la ville que les structures se trouvaient pour loger ces clubs dans de grandes et belles demeures appropriées avec salles de bal, bar, grands salons, bibliothèques, toilettes, scènes pour les pièces théâtrales, etc.…

Il faut vous dire aussi que ces polémiques de « moun bêlé » et de « moun anba lavil » trouvaient leur paroxysme durant le temps de carnaval. A cette période de l’année, même si on avait un parent au bel-air ou au bas de la ville, on ne se rendait pas chez lui ou chez elle. Cette animosité affichée qui durait pendant les jours gras était aplanie le mercredi des cendres et la ville retrouvait l’harmonie parmi ses habitants pour le reste de l’année. C’était le coude à coude pour les incendies, les inondations, les cyclones, les mortalités, les communions, les fêtes joyeuses, théâtrales, sociales, humaines … permettant à cette population Jacmelienne d’épouser les mots du docteur Price Mars : « un peuple qui lutte, qui se bat, qui rit, qui chante, qui vit ». Cette ambiance d’une époque révolue est à refaire aujourd’hui, dans un monde en pleine mutation de toutes sortes, où l’amitié, l’amour, le respect et autres valeurs sociales sont sacrifiées au profit de l’argent et de la politique.

De par sa situation stratégique au bord de l’eau, le bas de la ville est d’une importance  capitale pour la ville.  Selon l’ecrivain, Bonnard Posy, « Desservi par trois portails : le portail de Bainet, le portail de la gosseline et le portail de Leogane, c’est à travers le bas de la ville que passait ou que passe encore toute la production agricole pour satisfaire les tables de Jacmel ».  Et Louis Pelisssier Baptiste d’ajouter : « C’est á travers ces portails que nous arrivaient toute la production vivrière : bananes, patates, ignames de toutes sortes ; mangues, roroli, cafe, bois de brésillet, pistache, pommes de cajou, mais, petit mil, haricots ou pois de toutes les couleurs et de tous les gouts : pois blanc, pois rouge, pois inconnu, pois Congo, pois de souche, pois de Jérusalem ; des fruits tels que : sapotille, caïnite, grenadia, oranges, quenepes, calebasses sucre, pommes liane, oranges sure, commun et douces ; ananas ; jaunes d’œuf, figues bananes, cirouelles, prunes de cytheres (ou ponm syténe) ; canne á sucre : tiklouz, blanc, ananas ; diri pays (elevé á cap rouge, á marbial et á deuxième pont, sur la route de jacmel) ; zaboka, corossol, cachiman ordinaire et tchêbêk ; lam veritab et labapins, tamarins. Et puis tous les mets qui se préparaient et qui se vendaient bien á partir de ces fruits de la terre tels que : á cote, confitures de chadeques, tamarin, pain patates, pate goyaves, sucre gingembre, bougonnen, tablettes roroli, pistache, kok griye, kok graje, moussa (fait de farine de manioc et de pois noir ou rouge) ; douemboueil de farine mais et de manioc ; akassan, latoll ( fait avec des jeunes pousses de mais vert et du lait de boeuf) ;

Et puis tout le bétail : bœufs, cabris, chevaux, bourriques, cochons, moutons (dont on utilisait la laine de moutons pour faire du maroderme qu’on utilisait dans les oreillers de prix) ; de la volaille parmi lesquelles beaucoup de poulets, de dindes, de la pintade, des tourterelles, des ortolans, des cailles, du crabier, du ramier, des serpentiers, des madan sara ».

On vendait partout du sirop miel, du sirop de canne, du rapadou. Le lait coulait en abondance et la bouteille ne coutait que 10 kob et, dans les annees 1980, la bouteille coutait 50 kob. Ce qui veut dire que tout le monde á Jacmel avait une marchande qui lui fournissait du lait. Une pratique’, comme on avait coutume de dire alors. Il y eut même un juron dénigrant les marchandes qui n’etaient pas sérieuses dans leur façon de présenter le lait en y mettant de l’eau. On disait d’elle qu’elle était ‘une Idalie, rizez, machann let ». Idalie a dû etre une spécialiste du domaine. Et puis, ne parlons pas des différents fruits de mer tels que : les pisquettes (plancton que mange les baleines en haute mer) qu’on récoltait á l’embouchure de la plage de Jacmel, qui n’est rien d’autre que le Fort Relâche ou l’emplacement de la Fondation de Jacmel.

Toute cette production vivrière était utilisée non seulement pour créer une économie locale et nationale mais aussi permettait aux grands négociants/exportateurs de faire leur beurre á travers la vente de produits á l’étranger. Les grands exportateurs achetaient du cafe, du coton, du cacao, de l’indigo, du maroderme, des citrons verts et du vétiver pour la fabrication des huiles essentielles et des parfums, du safran, du roucou, de la pelure d’oranges qu’on utilisait dans la boisson célèbre qu’est le Cointreau. Autrefois, sur les bouteilles de Cointreau il était marqué «  fait avec de l’écorce d’orange amère d’Haïti ». Quand la situation politique d’Haïti est devenue trop troublée dans les annees 1990, après le coups-d’etat contre Aristide, la compagnie francaise productrice de Cointreau a enlevé le nom d’Haïti sur ses bouteilles pour libeller de nouveau la phrase « fait avec de l’écorce amère » tout court.

Toute cette production était stockée au bas de la ville, dans les grands entrepôts dont les toits et les terrasses servaient de lieu de séchage, avant la mise en sac des produits et le grand voyage pour les ports étrangers.

Avant de continuer á parler du bas de la ville, il faut que je vous donne en même temps une circonscription des limites du Bel Air. La limite de Jacmel s’arrêtait á St. Cyr, bois crédit, ka Wolff, plus bas du lycee Pinchinat  (a Ka Maya), et puis après c’était la campagne, toujours proche, toujours loin. Ce qui veut dire que Monchille, Bassin Caïman etaient considérés comme des banlieues. D’ailleurs, les gens de ces localités disaient qu’ils habitent « nan banlye »

Je vous ai montré tantôt les avantages du bas de la ville, je dois aussi vous en parler de ses inconvénients. Le plus grand inconvénient du bas de la ville c’est sa situation de platitude qui fait que les rivières de Jacmel et des régions avoisinantes viennent toujours l’engouffrer. Et quelquefois, même la mer se met de la partie. Il ne faut pas non plus ignorer les préjugés dont il a été victime tout au long de l’histoire de Jacmel. Et pourtant, c’est vers le bas de la ville que nous nous dirigeons tous pour partir vers les pays étrangers. La vague politique sous Duvalier : persécutions, départs en masse et précipités, la vague de l’incertitude économique  après 1986 qui a forcé bien des haïtiens á prendre la mer pour devenir des boat-people. Si le bas de la ville est aujourd’hui en si mauvais état, c’est parce que la ville n’était pas construite pour un volume d’habitants aussi nombreux. (Égouts remplis de fatras, inclination á l’inondation, etc.…)
 
Aujourd’hui encore, c’est  vers le bas de la ville que nous nous dirigeons pour approvisionner les touristes de notre ville en artisanat local, de la meilleure qualité qui soit. Il y a beaucoup de travail á faire pour que ces quartiers restent et demeurent des hauts lieux d’avenirs pour notre économie. Nous pouvons vendre l’image de marque de cette ville á travers son architecture, son artisanat, la beauté de nos sites. Toutefois, la première responsabilité qui incombe á ceux qui connaissent bien Jacmel c’est le devoir de mémoire de la transmission des savoir, des savoir-vivre, des savoir-faire et des valeurs. Essayer de réparer la cassure qui existe entre les générations, afin de permettre á la jeunesse de bien connaitre son passé pour lui donner un certain pouvoir sur les décisions á prendre pour le futur de cette ville. Les valeurs qui forgent l’identité de la ville de Jacmel n’est  pas faite en profondeur. L’arrivée de nos nouveaux sudestois qui arrivent de toutes les sections rurales du sud-est et  qui sont devenus Jacméliens avec le temps doit nous forcer á penser á ce travail de conscientisation des jeunes pousses.

A propos de

Jean-Elie Gilles

Né à Jacmel, dans le  Sud-est d’Haïti, Jean-Elie Gilles vit aux Etats-Unis depuis une dizaine d’années. Il détient un doctorat en littérature francophone de l’Université de Washington en 2002.  Sa thèse de Dissertation était Patriotisme, Humanisme, Modernité: Trois …

Biographie