Le temps qui change tout, change aussi les humains et leurs mœurs. Du coup, on comprend mieux pourquoi les jours, les mois, les années qui passent ne se ressemblent guère.

Le temps qui change tout, change aussi les humains et leurs mœurs. Du coup, on comprend mieux pourquoi les jours, les mois, les années qui passent ne se ressemblent guère. C’est bien dommage, car quand je me remémore encore le temps de mon enfance et surtout de mon adolescence, le mois de mai a semé en moi des grains de souvenirs indissolubles qui ne s’effaceront qu’avec la mort. 

Le petit écolier chétif que j’étais, s’enflammait  à l’approche du 5e mois de l’année. Ceci pour des raisons diverses. Tout d’abord c’était le mois qui offrait plus de jours de congé. On peut compter sur les doigts d’une seule main, les écoliers ou étudiants qui n’affectionnent pas les jours fériés.

Parmi les jours fériés de mai, il convient de citer le 1er mai, la Fête de l’Agriculture et du Travail. C’était le moment idéal pour les jeunes écoliers de ma ville, Les Cayes, de rencontrer quelques acteurs du secteur agricole parmi  lesquels les paysans producteurs. Ces derniers portent quasiment à eux seuls sur leurs épaules la production alimentaire locale malgré leurs faibles moyens matériels et financiers.

La Place d’Armes des Cayes était le site de la première foire agricole que j’ai eu la chance de visiter. L’année précise échappe à ma mémoire. Cependant, j’ai encore à l’esprit cette répartition bien ordonnée de tous les produits issus de l’agriculture locale.  Jamais je n’avais vu auparavant une telle quantité de produits sur un même espace. Qu’il s’agisse des vivres, des céréales, des légumes, des fruits ; qu’il s’agisse des produits de l’élevage ou de la pêche, etc., tout y était. Les visiteurs n’avaient que l’embarras du choix. 

Quand l’évènement fut déménagé quelques années plus tard à la Presqu’ile des Icaques, La Cayenne, c’était pour donner un espace plus sécuritaire aux exposants producteurs, pour sensibiliser davantage les acteurs et l’opinion publique sur la nécessité de renforcer l’agriculture, le principal moteur de la croissance. 

Cette foire avait animé une concurrence assez positive entre les exposants. Cela se voyait au niveau des produits exposés qui épataient davantage les visiteurs au fil des années. Ainsi, ce fut le comble de l’émotion pour moi à la vue, sur un stand d’un tubercule d’igname gros comme une pierre tombale. Sur une autre table, on pouvait voir un melon d’eau que mes bras ne pouvaient pas porter, vu sa dimension. Dans la zone réservée à l’élevage, je suis tombé sur un bœuf gigantesque avec une bosse sur l’avant du dos. Plus tard, j’ai appris que cette famille de bovidés est d’origine africaine, on l’appelle zébu.

La Fête du Drapeau

Le 18 mai est une autre date qui a marqué la vie des enfants de ma génération et  celle des générations qui ont suivi la mienne. L’annonce de ce jour seulement était déjà le début d’une fièvre collective parmi les dizaines  d’écoliers appelés à défiler dans les rues de la ville, accompagnés  par la fanfare des frères du Sacré-Cœur. Après avoir sillonné les principales artères de la 3e ville du pays, le défilé  investissait le terrain du Sacré-Cœur pour exécuter des mouvements et des  figures chorégraphiques bien coordonnées au rythme d’une musique aux élans patriotiques.

Pour un adolescent, nul autre jour ne pouvait procurer autant de fierté, de gloire et de plaisir que celui d’avoir été sélectionné par son école pour être du nombre de cette horde d’écoliers défilant à fière allure à  la Fête du Bicolore. Partout sur le passage du défilé, toutes les maisons arboraient un drapeau ou, en plus modeste, un fanion aux couleurs nationales. 

Quelle image plus saisissante que cette harmonie de couleurs créée par les représentants de tous les établissements scolaires de la cité. Chauffés à blanc par la fièvre patriotique, ces jeunes pousses scandaient avec une ferveur non feinte des airs inspirés par l’amour de la patrie commune. Tout ce spectacle se passait sous les yeux ébahis d’une foule grandissante qui ne ratait jamais l’occasion  d’applaudir de temps à autre les acteurs du jour.

La Fête des Mères

Autre jour du mois de mai très marqué en Haïti est la Fête des Mères. L’importance des femmes et plus particulièrement des mères dans la société haïtienne pourrait facilement être mesurée au dévouement et à l’ardeur mis par la société à faire du dimanche de la Fête des mères un jour mémorable. A part les chansons véhiculées dans les medias, les cadeaux, les sorties, les pièces de théâtre, les sketchs mettant en honneur les mamans et toutes les autres gâteries faites à ce personnage important, le souvenir le plus marquant que je garde de la Fête des Mères ce sont les petits bouquets (rouges ou blancs) portés par les enfants en ce jour spécial. Le bouquet rouge pour les enfants dont les mères étaient vivantes, tandis que le bouquet blanc symbolisait la tristesse de ceux qui n’avaient pas de mère. Moi je faisais partie de cette deuxième catégorie. Ce qui ne m’empêchait pas d’aimer ce jour qui mettait toutes les mamans d’Haïti sous le feu des projecteurs. Elles le méritent fort bien au regard des sacrifices journaliers qu’elles font pour leurs enfants. Car seule une mère peut consentir à passer un trait sur sa propre vie pour faire en sorte que le fruit de ses entrailles ne manque de rien.

Première communion

Mai est aussi le moi des Premières communions. Si vous n’aviez pas connu ça, il vous sera difficile d’imaginer la valeur de ce sacrement pour le jeune catholique qui confirme à travers l’Eucharistie sa foi en Dieu pour une deuxième fois après le Baptême. Mis à part l’aspect religieux de la Première communion, le moment le plus important pour le jeune communie était la réception des cadeaux de la part des parents, des membres de la famille, du voisinage ou des amis. Sans oublier l’ambiance festive qui accompagnait généralement ce genre d’évènement. Des moments qui marquent a jamais la vie du concerné.

Après les fleurs, les épines

Pour les générations qui ont vécu 20, 30, 40 ans auparavant ces évènements, le constat est très amer aujourd’hui. Des dates comme le 1er et le 18 mai n’ont plus les mêmes attraits et ne suscitent plus les mêmes intérêts de la part de la population actuelle. Depuis quelques années, La Fête de l’Agriculture n’est qu’une activité politique hermétiquement gérée par les autorités haut placées. Quelques discours suffisent là ou autrefois on assistait plusieurs jours avant la date à un branle-bas pour sensibiliser tout le monde autour de ce sujet primordial qu’est l’agriculture. Point de participation populaire, de rares foires colonisées par des produits importés, les agriculteurs sont de moins en moins encadrés. Il en résulte un déclin accéléré de ce secteur qui a conduit à la crise de l’insécurité alimentaire qui touche plus de 4 millions d’Haïtiens au moment où nous parlons.

La Fête du Drapeau a perdu de son éclat au fil des années pour devenir une date ordinaire. On ne trouve plus de petits drapeaux sur la façade des maisons.  On dirait que les Haïtiens ne ressentent aucune fierté par rapport au drapeau. Bizarrement c’est dans la diaspora haïtienne principalement aux Etats-Unis que l’amour du Bleu et Rouge reste toujours intact. Au fur et à mesure que les années passent, la misère prend plus de place et les valeurs patriotiques s’effacent de plus en plus chez l’Haïtien de l’intérieur. C’est affligeant de constater qu’en Haïti, l’honneur et la gloire se conjuguent toujours au passé.

A côté des jours heureux que le mois de mai m’a aidé à garder précieusement depuis mon enfance, il y a aussi des souvenirs douloureux, persistants. En effet, je ne sais par quelle coïncidence facheuse le mois de mai se trouve associé à la disparition d’une série de personnalités qui se sont passées de présentation dans les milieux artistique et professionnel. Citons par exemple l’immortel Nemours Jean Baptiste, musicien créateur du Compas Direct, décédé le 18 mai 1985.

Antoine Rossini Jean Baptiste, Ti Manno, le chanteur haïtien qui a donné ses notes de noblesse à la musique engagée haïtienne vers la fin des années 70 et le début des années 80. Il est mort le 13 mai 1985.

Maurice SIXTO, professeur, conteur et comédien. Il a laissé des traces indélébiles dans l’oraliture haïtienne. Il est mort le 12 mai 1984. 

Georges Lys Hérard, alias Master G, animateur de radio, musicien, chanteur, compositeur, pionnier du mouvement rap haïtien. Il est décédé le 21 mai 1994.

A cette liste, on pourrait ajouter d’autres personnalités haïtiennes importantes qui ont pris naissance ou qui sont mortes en mai, comme l’éducatrice et comédienne, Paulette Poujol Oriol ; le musicien Gesner Henry (Coupé Cloué) ; l’ex ministre et homme de loi Gary Lissade ; le docteur et homme politique Turneb Delpé .

Toutes ces personnalités haïtiennes ont été de vrais modèle et de parfaits exemples dans leur domaine respectif. Des étoiles qui ont illuminé le ciel haïtien. Malheureusement, la postérité n’a pas rendu à ces belles âmes l’hommage et les honneurs dus à leur rang. Les jours rappelant la mort de Nemours, de Ti Manno, et de Master G sont passés cette année encore, inaperçus. Pas un geste des autorités étatiques encore moins du secteur privé pour tenter de recamper ces personnages. Dans n’importe quel autre pays sur terre, ces héros auraient eu des statues, des musées, des monuments en leur nom. Mais chez nous, leur mémoire sont carrément bannies parce qu’ils ont commis le crime d’avoir aimé, chanté et valorisé Haïti à travers leurs œuvres. 

 Chez nous, on laisse très  peu de place au symbolisme et à la mémoire. Or un peuple sans mémoire est condamné à vivre comme des zombis. 

Vu sous cet angle, on peut dire que le mois de mai a le pouvoir de nous faire vivre des souvenirs tantôt agréables tantôt affligeants. C’est donc, à juste titre qu’on dit: Mai, mois de fleurs, mois de pleurs.