Au début du XXIᵉ siècle, l’architecture géopolitique mondiale semble basculer vers une ère nouvelle. Longtemps structuré autour du modèle de l’État-nation, hérité de la modernité occidentale, le monde assiste aujourd’hui à l’émergence d’un paradigme alternatif : celui des empires civilisationnels. Ces entités géopolitiques, fondées sur des racines historiques, culturelles et spirituelles profondes, remettent en question l’ordre unipolaire établi depuis la fin de la guerre froide, en proposant une autre manière d’organiser le pouvoir, l’identité collective et la souveraineté.

À travers une analyse comparative, nous revisiterons les origines de ces modèles, leur évolution, leur pertinence actuelle — et leur résonance pour Haïti.

 

Des civilisations antiques aux empires historiques

Dès l’Antiquité, les grands empires constituaient déjà des civilisations unificatrices, à la fois politiques, culturelles et spirituelles. L’Égypte ancienne en est un exemple emblématique. Organisée autour du Nil, cette monarchie théocratique, avec à sa tête le pharaon — incarnation divine du pouvoir —, parvint à maintenir une stabilité sociale et politique pendant des millénaires grâce à une administration centralisée, une religion d’État et une économie agraire efficace.

La Grèce antique, quant à elle, offrait une mosaïque de cités-États autonomes. Athènes brillait par sa démocratie directe, tandis que Sparte reposait sur une oligarchie militarisée. Cette diversité politique, source d’une grande richesse intellectuelle, fut également génératrice d’instabilité chronique. Les rivalités internes finirent par ouvrir la voie à l’hégémonie macédonienne sous Alexandre le Grand, qui tenta — sans y parvenir pleinement — de forger un empire culturel commun.

L’Empire romain réussira là où d’autres avaient échoué. De la République à l’Empire, Rome parvint à unifier une grande partie de l’Europe, de l’Afrique du

Nord et du Moyen-Orient sous un seul système juridique et administratif. Toutefois, cette puissance centralisée s’effondra sous le poids des inégalités sociales, des luttes internes, des guerres civiles, de l’inflation, et des invasions barbares — un schéma qui n’est pas sans rappeler certaines fragilités contemporaines.

Plus à l’Est, la Chine développa un modèle singulier d’empire civilisationnel, reposant sur la continuité dynastique, l’idéologie confucéenne, l’harmonie sociale et la centralisation du pouvoir. Bien que chaque dynastie ait fini par s’effondrer sous l’effet combiné de la corruption, des famines ou des invasions, l’idée d’une Chine unifiée a persisté, révélant la force d’une conscience civilisationnelle enracinée.

De la modernité impériale au désordre néolibéral

Avec l’ère moderne, l’Europe impose un nouveau modèle. Dès le XVe siècle, le colonialisme bouleverse la carte du monde. Les empires européens — espagnol, portugais, britannique, français — conquièrent les Amériques, l’Afrique et l’Asie en s’appuyant sur leur supériorité militaire, maritime et technologique. La traite transatlantique constitue l’un des chapitres les plus inhumains de cette expansion : plus de 12 millions d’Africains déportés, réduits à l’esclavage, alimentent la richesse de l’Occident.

L’Afrique, autrefois tissée de royaumes éclatants — le Mali, le Ghana, le Bénin, le Kongo — portait en elle les traces d’un génie politique, culturel et économique enraciné dans la mémoire des peuples. Pourtant, du 15 novembre 1884 au 26 février 1885, dans les salons feutrés de Berlin, les grandes puissances européennes se réunirent pour décider du sort d’un continent qui n’avait pas été invité à sa propre dissection. Là, autour d’une table diplomatique qui se voulait civilisatrice, mais qui n’était en réalité qu’un banquet d’avidité impériale, l’Afrique fut morcelée comme une carcasse que l’on distribue, sans égard pour ses peuples, ses langues, ses histoires ou ses identités.

Ce découpage, glacialement méthodique, jeta les bases d’un héritage de déchirures : conflits internes persistants, dépendance économique soigneusement entretenue, et instabilité chronique. En cette conférence de Berlin, l’arbitraire fut élevé au rang de géopolitique, et l’Afrique, privée de sa voix, se vit refaçonnée selon les lignes invisibles d’un ordre étranger. Ce moment ne fut pas seulement une répartition de terres, mais une rupture violente avec l’âme profonde du continent.

Après la Seconde Guerre mondiale, un nouvel hégémon émerge : les États-Unis. Avec la chute de l’URSS en 1991, le monde entre dans une phase unipolaire dominée par Washington. Le capitalisme néolibéral et la démocratie représentative deviennent les dogmes du nouvel ordre mondial. Mais au fil du XXIᵉ siècle, les failles de ce modèle deviennent visibles : inégalités croissantes, fatigue démocratique, crises identitaires, effondrement moral des élites.

Le retour des empires civilisationnels

Dans ce contexte d’usure du modèle occidental, un contre-modèle émerge : celui des empires civilisationnels. La Chine, la Russie, l’Iran, la Turquie, l’Inde — chacun à leur manière — tentent d’affirmer leur voie propre, fondée sur une histoire longue, une culture forte et une vision géopolitique alternative. Ces États ne se contentent plus de défendre leur souveraineté : ils proposent une relecture du monde fondée sur la pluralité des civilisations, en opposition à l’universalisme occidental.

Quelques figures emblématiques illustrent cette dynamique :

● Donald Trump, avec son slogan Make America Great Again, incarne un repli nationaliste et protectionniste. Il critique l’OTAN, les traités commerciaux, et privilégie une vision isolationniste rompant avec le libéralisme interventionniste antérieur.

● Vladimir Poutine, en Russie, promeut une restauration de la grandeur impériale, par la réintégration des peuples russophones et le rejet des valeurs libérales qu’il considère comme décadentes. Il se réclame d’une tradition byzantine et tsariste où l’État exprime une continuité civilisationnelle.

● Xi Jinping, en Chine, incarne le rêve d’un renouveau national à travers l’ambitieuse initiative des « Nouvelles Routes de la Soie », lancée officiellement en septembre 2013 à Astana, au Kazakhstan.                                                                                                              

Ce projet colossal ne se limite pas à un simple réseau d’échanges commerciaux. Il s’agit d’une stratégie géopolitique profonde, visant à repositionner la Chine comme centre de gravité de l’ordre mondial, en réactivant les anciens chemins de la soie, mais à l’échelle du XXIe siècle. La démarche repose sur deux grands piliers : un axe terrestre, traversant l’Asie centrale jusqu’à l’Europe, et une route maritime passant par l’océan Indien, la Corne de l’Afrique et la Méditerranée. Elle inclut la construction de ports, de chemins de fer, de pipelines, ainsi que l’implantation de zones économiques spéciales dans plus de 140 pays partenaires.

Mais au-delà des infrastructures, cette vision puise dans l’imaginaire confucéen d’une harmonie hiérarchique entre les nations, où la Chine, comme « empire du Milieu », s’impose non par la force brutale mais par le rayonnement de sa culture, de son économie et de sa stabilité. Ce projet reflète une volonté de transcender les héritages coloniaux occidentaux, en proposant un autre récit de mondialisation — centré sur l’interconnexion, la coopération bilatérale, mais aussi sur une forme subtile d’influence hégémonique. Ainsi, les Nouvelles Routes de la Soie constituent non seulement un chantier logistique titanesque, mais aussi une entreprise civilisationnelle, façonnée par une mémoire historique longue, une ambition d’équilibre géopolitique, et une quête d’alternative à la domination libérale occidentale.

Cette grande entreprise chinoise ne laisse pas l’Afrique indifférente. Ports construits au Kenya, chemins de fer au Nigéria, zones industrielles en Éthiopie : les Nouvelles Routes de la Soie s’enracinent profondément sur le continent africain. Pékin y propose des partenariats sans les conditionnalités politiques du FMI ou de la Banque mondiale, séduisant des États souvent étouffés par une dette héritée de siècles de dépendance. Mais derrière les discours de coopération mutuellement bénéfique, surgissent des questions pressantes : à quel prix se construit cette nouvelle connectivité ? La Chine devient-elle une alternative libératrice ou un nouveau centre de pouvoir, reproduisant sous d’autres formes les mécanismes d’influence des anciens empires ?

Pour Haïti, cette dynamique invite à une méditation stratégique : voulons-nous rester en marge des reconfigurations du monde, ou devons-nous, en pleine conscience historique, tracer notre propre voie dans ce concert multipolaire ? Le Simonisme, en tant que philosophie politique enracinée dans la souveraineté populaire, la mémoire historique et la dignité, nous appelle à ne pas céder à l’illusion d’un sauveur extérieur, fût-il asiatique. Il nous pousse plutôt à comprendre les règles du jeu mondial, à cultiver nos forces intérieures, et à bâtir des alliances qui respectent notre intégrité.

Ainsi, là où la Chine propose une nouvelle route, Haïti doit inventer sa propre trajectoire – non en opposition, mais en affirmation d’un projet de société lucide, structuré, et résolument tourné vers la justice, l’unité et le progrès.

● En Afrique, le capitaine Ibrahim Traoré, au Burkina Faso, incarne une rupture radicale avec l’ordre postcolonial. Il appelle à une reconfiguration fondée sur les valeurs africaines, la souveraineté énergétique, l’agriculture vivrière et l’unité panafricaine.

Et Haïti dans tout cela ?

On oublie trop souvent que ce petit pays fut le premier, dès 1804, à proposer un modèle d’État souverain non fondé sur la conquête, mais sur la libération. Jean-Jacques Dessalines, empereur visionnaire, ne rêvait pas d’un empire territorial, mais d’une nation civilisationnelle ancrée dans les valeurs de dignité humaine, de fraternité noire et de justice universelle. L’Acte d’Indépendance de 1804 n’était pas seulement une rupture politique ; il portait l’écho d’une insurrection ontologique contre un monde fondé sur l’asservissement, le pillage et le mépris.

À la différence de Napoléon, qui ambitionnait un empire fondé sur la domination, Dessalines incarna un pouvoir libérateur, inclusif et humaniste. Il protégea non seulement les Haïtiens d’origine africaine, mais accueillit les opprimés : Afro-Américains fuyant l’esclavage, combattants de Bolívar, Juifs séfarades persécutés, révolutionnaires exilés. Haïti, sous Dessalines, fut plus qu’un État-nation : il proposait une civilisation de rupture avec l’ordre esclavagiste et impérial.

Une conscience civilisationnelle trahie

Cette promesse fut rapidement trahie. Les divisions internes, les ingérences étrangères, les intérêts de l’oligarchie mulâtre et la répression des masses rurales ont miné ce projet de renaissance civilisationnelle. Aujourd’hui encore, l’élite haïtienne, souvent coupée des réalités populaires, reproduit un imaginaire politique occidental : fragmenté, compétitif, consumériste.

Or, dans un monde où les empires civilisationnels refont surface — Chine, Russie, Inde, Turquie —, Haïti pourrait revendiquer une voie singulière. Non pas en imitant ces puissances, mais en renouant avec sa propre tradition politique : celle d’un nationalisme décolonial enraciné dans l’expérience historique de l’esclavage et de la libération.

Fanon, Césaire, et la nation qui vient

C’est ici que les voix de Frantz Fanon et Aimé Césaire résonnent avec force. Fanon, dans Les Damnés de la Terre, dénonçait la récupération du pouvoir national par une bourgeoisie locale complice du système impérial. Il appelait à un nationalisme révolutionnaire, enraciné dans les réalités du peuple et non dans les formes vides de la souveraineté juridique. Il avertissait : « La nation ne se fait pas en un jour. Elle ne se décrète pas. Elle se construit dans la douleur, dans la volonté, dans l’action. »

Césaire, dans Discours sur le colonialisme, rejetait l’hypocrisie de l’humanisme occidental corrompu par le racisme et l’exploitation. Il plaidait pour un nouvel humanisme, fondé sur la mémoire, la culture et la responsabilité collective.

Ce rêve césairien rejoint la trajectoire simonienne que nous traçonsaujourd’hui : une Haïti non plus spectatrice mais actrice du monde ; non plus victime mais source.

Repenser la souveraineté haïtienne

Entre un État-nation postcolonial affaibli et l’alternative civilisationnelle esquissée par Dessalines, l’heure est venue de réinventer la souveraineté haïtienne. Non plus comme un simple statut juridique ou un drapeau, mais comme une force éthique, historique et civilisationnelle.

Vers une Diplomatie Simoniste : Une Réappropriation Stratégique de l’Avenir Haïtien

Cette perspective s’inscrit dans une démarche de refondation politique et diplomatique, en cohérence avec les principes fondamentaux du Simonisme. Elle propose une lecture critique et contextualisée des grands courants géopolitiques contemporains — de la pensée décoloniale de Fanon aux réformes diplomatiques chinoises et aux stratégies multipolaires de la Russie actuelle. En cela, elle ne se limite pas à une analyse descriptive : elle ouvre un espace de réflexion stratégique pour Haïti.

La diplomatie, dans la vision Simoniste, ne relève plus uniquement des sphères gouvernementales. Elle devient une entreprise collective, enracinée dans la société civile, portée par les communautés locales, et animée par la mémoire historique. Il s’agit de penser une diplomatie au service de la dignité nationale, de la justice internationale, et du renforcement des capacités locales.

Dans un monde où les rapports de force évoluent rapidement, Haïti ne peut continuer à subir les conséquences d’une marginalisation prolongée. La mise en œuvre d’une diplomatie citoyenne, telle que préconisée dans ce texte, implique la création de nouveaux espaces de parole, de coordination et de représentation — des espaces où chaque citoyen haïtien peut devenir acteur de la transformation de son pays et de son rayonnement international.

Le projet Simoniste appelle ainsi à la constitution de cellules diplomatiques locales — des collectifs de veille, d’éducation, de plaidoyer et d’action symbolique — capables de :

● Développer une conscience géopolitique populaire ;

● Tisser des ponts avec la diaspora haïtienne et les mouvements sociaux du Sud global ;

● Construire des alliances transnationales fondées sur des valeurs partagées de justice, de souveraineté et de mémoire.

Cette approche aspire à replacer Haïti dans le champ actif des nations, non plus comme un territoire périphérique, mais comme un laboratoire de dignité et un acteur porteur d'une vision post-coloniale du monde. Il ne s’agit pas seulement de redéfinir notre position dans les relations internationales, mais de contribuer à la transformation même des logiques qui les structurent.

Ainsi, cet article marque une étape importante dans la formulation d’un projet diplomatique Simoniste : un projet à la fois enraciné dans l’histoire haïtienne, ouvert aux dynamiques globales, et profondément porté par la volonté populaire de construire un avenir juste, souverain et solidaire.

Jean-Hosler Delcy est un éducateur, journaliste, et électro-mécanicien dévoué, avec plus de 30 ans d'expérience professionnelle. Il est titulaire d'un Master en Éducation Secondaire, spécialisé en Pensées et Philosophies Politiques de Lesley University, ainsi que d'une Licenc…

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