Quand l’ennemi croit mettre définitivement Haïti KO et est prêt à en faire une bouchée, le peuple s’est montré digne et encore plus déterminé à résister et à se tenir debout sur le chaos. Voici une occasion à ne pas rater pour que quelque chose change. On se rappelle ces mots prononcés par le Pape Jean Paul II en 1983, à son arrivée à Port-au-Prince. Plus de 42 ans plus tard, on est vraisemblablement davantage aux antipodes du changement désiré. Qu’est-ce qui ne va pas avec Haïti ?

Quand l’ennemi croit mettre définitivement Haïti KO et est prêt à en faire une bouchée, le peuple s’est montré digne et encore plus déterminé à résister et à se tenir debout sur le chaos. Voici une occasion à ne pas rater pour que quelque chose change. On se rappelle ces mots prononcés par le Pape Jean Paul II en 1983, à son arrivée à Port-au-Prince. Plus de 42 ans plus tard, on est vraisemblablement davantage aux antipodes du changement désiré. Qu’est-ce qui ne va pas avec Haïti ?

1. Le talon d’Achille d’Haïti

Ce n’est certainement pas d’abord une question d’argent puisque, pendant les 36 dernières années, beaucoup de fonds ont été mobilisés au nom d’Haïti, dans différents espaces, même s’il en a perdu sans doute davantage en investissements ratés. Si le problème d’Haïti est complexe et multidimensionnel, il est surtout victime de deux digues, auxquelles son maintien dans l’agonie sert de confluent. La première est celle dirigée d’en-haut par d’anciennes puissances esclavagistes qui l’étranglent, non seulement pour banaliser la geste de 1803 ayant conduit à la création de la première République noire libre du nouveau monde, le 1er janvier 1804, mais aussi pour occulter sa portée universelle et son humanisme consistant en l’aide apportée à d’autres peuples en souffrance et en l’accueil sur son sol de citoyens étrangers en quête de liberté. La double dette de l’indépendance, la casse bancaire du 17 décembre 1914 et la main mise sur les affaires politiques d’Haïti sont entre autres des signes patents. La seconde est celle d’acteurs internes de tout acabit qui maintiennent la corde serrée autour du coup d’Haïti, ne faisant avec lui que du business dans une logique proche du Colbertisme : « tout pour eux et rien pour le pays ».

Le mal d’Haïti est comme un sort qui lui est jeté dès le viol de la jeune nation par des pères fondateurs. Cette épine l’a fait évoluer de mal en pis, jusqu’à la perte de sa souveraineté, par exemple, dans l’Affaire Luders, les multiples occupations américaines et onusiennes, alors qu’il est à la veille d’une nouvelle souillure internationale. Parallèlement, des prédateurs forcenés pillent les fonds de VOAM, de CRIDH, de Pétro Caribe et du trésor public. Ils usent la foudre des gangs pour le contrôle du pouvoir et de l’avoir. Ils livrent le pays à la merci de la République voisine, en allant y investir ces fonds et acheter des produits, au lieu de lui doter d’infrastructures de services de pointe (route, port, aéroport, téléphérique, télécommunication, hôpitaux, écoles et universités de qualité) et d’appuyer la production nationale (agricole, agroalimentaire, manufacturière ou industrielle), etc. Ils se comportent comme des enfants prodigues, faisant ou laissant disparaître le peu de progrès qu’a connu le pays, comme le bicentenaire de Port-au- Prince qui est aujourd’hui méconnaissable, le tramway et les trains qui desservaient la capitale et des villes de province, dont même les rails n’existent plus.

2. Aux enjeux forts, absence de notions fortes

Nous voyons les choses qui nous arrivent d’ailleurs. Nous nous contentons en général de les utiliser ou d’en jouir, sans avoir vraiment envie de les casser pour appréhender leur constitution et structuration, pour ensuite les fabriquer nous-mêmes. Il n’y a pas au niveau géopolitique une pensée haïtienne orientée vers la maîtrise des espaces communs : terre, mer, air et numérique. Tout est à la dérive et exprime le sentiment d’un pays mourant, sans cerveau et sans colonne vertébrale. C’est la faillite de l’élite. Les prises de décisions politique et économique ne s’alignent pas sur les grands enjeux et défis du monde actuel, ni sur les ambitions qui animent les grands acteurs, vecteur d’innovations et d’alliances, mais aussi de tensions, de turbulences et d’inquiétudes.

À la lumière de l’histoire et des données actuelles, le pays paraît avoir davantage besoin d’entrepreneurs agiles qui combinent vision, influence, capacité, action et patriotisme. C’est là le profil du nouveau leadership recherché, pour remettre Haïti sur les rails et combler le grand écart de performances avec ses voisins de la Caraïbe. Il y a alors un choix économique à faire, qui doit orienter la formation des enfants, de la jeunesse, tant pour la création d’emplois que pour l’insertion du pays dans l’économie

mondiale très compétitive et pour qu’il puisse tenir dignement sa place dans le concert des nations. Là encore, ce n’est pas d’abord une question d’argent, puisque nous sommes nombreux à payer pour apprendre des choses qui ne nous serviront presque pas. C’est plutôt une affaire de vision, d’ambition et de leadership, qui nous ferait voler avec des aigles ou nager avec des canards.

3. Des facteurs cruciaux et déterminants négligés

La première phase de la guerre économique mondiale est l’éducation qui doit être de qualité. Emmanuel Kant nous invite à éduquer nos enfants non seulement d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après son état futur possible et meilleur ... [Anthologie des Sciences de l’homme ; pp. 140]. Cette guerre économique est aussi supportée par les leviers financiers, politiques, diplomatiques, médiatiques, etc. Les grandes avancées évolutives dans l’histoire de l’humanité en général et des pays en particulier résident dans la maîtrise des espaces communs : mer, air, spatial, numérique. Le philosophe allemand, Carl Smith, a fait remarquer que : « toute transformation historique importante implique le plus souvent une nouvelle perception de l’espace. Là se trouve le véritable noyau de la mutation globale, politique, économique et culturelle qui s’effectue alors » [T. Gomart ; pp. 110]. Dans une économie faible qui veut se relever, il est nécessaire de prendre le virage au bon moment, en boostant une activité leader capable d’entraîner et de dynamiser tout le reste. Haïti est aujourd’hui à ce carrefour décisif. Va-t-il alors prendre le virage ou encore le rater ?

4. La technologie spirituelle

Si ces espaces sont conquis par un rationnel technologique, il existe aussi un autre segment qu’on pourrait qualifier de « technologie spirituelle », dont la capacité est très peu utilisée. Elle réfère à la fois au principe de la croyance ou de la foi capable de soulever des montagnes, aux incantations mystiques qui manipulent des forces invisibles comme un avion furtif, et aux fondamentaux du combitisme qui incluent la solidarité, le partage et l’entraide. Elle échappe en général à la rationalité logique pour imposer sa propre rationalité qu’il convient d’appeler mystère. Sur le plan de la positivité existentielle, cette technologie peut servir dans une triple démarche de protection ou d’autodéfense, de réponse aux maux qui accablent l’humanité et de justice sociale.

Haïti possède entre autres 2 grands
atouts, d’une part, des ressources naturelles minières, pétrolières et solaires, qui requièrent des compétences techniques et financières ; d’autre part, des atouts spirituels insoupçonnés. Jusqu’ici, il a montré peu de velléité à exploiter ces deux atouts matériel et spirituel pour concrétiser cette parole du musicien Coupé Cloué : « Yo fè yo voye ba nou, ann fè pou voye ba yo tou ». Le peuple paraît souvent mieux inspiré et en avance sur son élite et ses dirigeants. C’est ce qui a permis de faire avancer les

travaux du canal, ce malgré l’indifférence du gouvernement, les pressions de la République Dominicaine, les manipulations des affairistes qui, motivés de préférence par le gain facile et rapide, souhaitent la réouverture rapide des frontières pour reprendre comme jadis les négoces.

Conclusion

Le canal d’Ouanaminthe n’est pas uniquement l’expression d’une volonté populaire de résoudre un problème (le manque d’eau) et de satisfaire un besoin senti (la sécurité alimentaire), il pose en outre la nécessité de repenser les relations haïtiano-dominicaines, voire d’ouvrir la porte au double chantier du choix de décollage d’Haïti et de la place qu’il veut avoir dans le concert des nations. Ce qui demande une mobilisation nationale, en termes de consultation populaire et de think-tanks pour soumettre des propositions pour repenser le pays, mieux le gouverner et y faire des investissements intelligents.

Étant une exigence de souveraineté, la construction du canal doit alors continuer, dans le respect des Traités de 1929 et de 1936. D’autres sont évidemment à envisager, conformément à un plan global de progrès socioéconomique. C’est donc le moment de faire front commun pour apporter l’encadrement nécessaire, pour que le canal aboutisse dans les règles de l’art et joue pleinement son rôle.

Mais, si l’élite dirigeante et dominante ne montre pas de volonté pour mener ce juste combat à côté du peuple, il revient à celui-ci d’opérer le changement rêvé par une vraie chirurgie et une organisation systémique mobilisant, dans l’esprit du combitisme, la participation de cadres compétents pour ne pas glisser vers l’anarchie. L’esprit du canal doit servir d’étincelle à l’émergence d’un nouveau contrat social, barrant en définitive la route à la culture du handicap.

A propos de

Abner Septembre

Sociologue (Diplôme de maîtrise de l'Université d'Ottawa); Diplôme de Licence en Études Africaines, Afro-Américaines et Caribéennes (Université d'Haïti) ; autres études en Sciences du Développement, en archéologie préhistorique, en tourisme et en design de projet communautair…

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