Les travaux de l’École d’Économie de Paris sous la direction de Thomas Piketty, ceux de l’économiste haïtien Leslie Péan et les articles du New York Times ont certainement permis une meilleure compréhension du dispositif mis en place pour plomber le décollage économique de la révolution qui mit l’ordre mondial raciste en panne d’inspiration. Dans son édition du 23 mai 2022, le quotidien new-yorkais estimait le montant total des sommes versées à 560 millions de dollars en valeur actualisée de la dette de l’indépendance. En clair, les puissances du monde atlantique, emmenées par une France humiliée à Vertières, n’ont rien négligé pour faner la rose qui venait tout juste d’éclore le 1er janvier 1804.
On savait déjà que la France était le seul pays à avoir rétabli l’esclavage avec la loi du 20 mai 1802. Elle est aussi la première puissance du monde atlantique à avoir été compensé financièrement pour la perte d’une colonie. Comme si cela ne suffisait pas, la France innovait une fois de plus avec le piège de la dette en 1825. En tout état de cause, la France se retrouve donc toute seule dans une catégorie bien spéciale pour avoir indiqué la voie à suivre pour assurer la strangulation financière et entraver ainsi le développement durable des anciennes colonies. En avril 1825, la France passait donc la corde autour du cou de la jeune nation. Pour s’en convaincre, il importe de lire « Public debt and slavery : the case of Haiti (1760-1915) (1) ».
En effet, dans cet important document de recherche, les économistes français ont estimé que le ratio de notre dette par rapport au PIB était de l’ordre de 285 % en 1825. Evidemment, cette abomination conserve toute son actualité au constat du « glissement de la nation ». Comme nous l’avons souligné dans « Aux origines du cordon sanitaire (2) », l’effondrement de la maison haïtienne a ses commanditaires, ses dépositaires et ses thuriféraires. Aussi, convient – il d’être circonspect non seulement par rapport à la servitude nihiliste mais aussi par rapport à nos pratiques du pire. En Hayti, la corruption ordonnance le fonctionnement global de la société. Elle est une philosophie, un mode de vie, une manière d’être et un état d’âme.
Une régression assumée
A partir du début des années 60, la Banque Mondiale commence à tabler les données macroéconomiques pour tous les pays. Dans notre cas, le constat est sans appel. Hayti a acquis la réputation du pays à la croissance zéro. Néanmoins, elles sont nombreuses les raisons qui expliquent notre incapacité à nous débarrasser de ce modèle économique qui reproduit la misère pour le plus grand nombre. Mais, ce n’est pas notre souci ici. Le présent texte procède plutôt de la nécessité de nous mettre devant un constat sans appel :
- 2010 - 2019, une décennie perdue :
- Tremblement de terre du 12 janvier 2010.
- 2020 – 2029, une deuxième décennie perdue :
- Tremblement de terre du 14 aout 2021,
- Croissance négative du PIB : 2019, 2020, 2021, 2022, 2023 et 2024,
- 2025 : septième année consécutive de croissance négative.
- Taux de croissance de la population : 1.3%
- Inflation à deux chiffres (autour de 30%)
- Rapport diagnostic de la gouvernance du FMI : accablant.
Evidemment, dans une communauté de sentiments comme la nôtre, ces données objectives ne dominent pas notre réalité discursive. Sur les réseaux sociaux et dans nos salons, c’est l’invasion des contrebandiers de la résilience qui répandent l’idée que Hayti doit se projeter dans le futur avec le modèle du tout culturel. Le saut dans le vide est donc assumé.
Un enjeu de taille
Alors, mener une réflexion à partir d’Hayti sans obéir à l’unilatéralité, aux injonctions et aux allégeances apparait comme une tâche de Sisyphe. Cependant, pour partir du bon pied, il convient de prendre du recul par rapport à la triptyque qui promeut la bacchanale de la déraison. Qu’on nous comprenne : en quoi les lieux communs, la dictature des sciences humaines et le narratif des philosophies de la revendication nous permettent-ils d’assumer qu’il nous reste encore un pouvoir de transformation économique stricto sensu ? Il s’agit ici d’attirer l’attention sur la supercherie qui excelle à trouver de nouveaux éléments de langage pour donner l’impression d’un discours neuf. Pour paraphraser Marx, les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde. Ce qui importe, c’est de le transformer.
Il est donc fort regrettable que beaucoup de considérations soient accordées à la pensée magico-religieuse, à l’histoire, à la spiritualité, à la gastronomie, à la sociologie, à l’anthropologie et à la culture. En Hayti, tout se passe comme si le consensus n’existait uniquement qu’autour du « cocorico identitaire » selon le mot de Robert Berrouët-Oriol. D’où le tabou séculaire sur la moindre velléité de remettre en question le paradigme du merveilleux à l’intérieur duquel nous nous sommes renfermés. Aussi, passons-nous du réel à l’imaginaire et vice-versa avec une facilité déconcertante. On y reviendra.
Au milieu de toutes ces préoccupations émergent des questionnements les plus pertinents que les autres. Souffrons – nous d’un déficit de capacité anticipatrice ? Que faire au cas où la France passerait de la parole à l’acte ? C’est donc notre point de vue que, dans le débat sur le remboursement de la dette de l’indépendance, la haute finance internationale devrait avoir une place prépondérante. Suivant ce cheminement, la création d’une cellule technique pluridisciplinaire intégrant des financiers et des gestionnaires de fonds contribuerait à mettre en place un mécanisme financier puissant comme un fonds souverain.
Un fonds souverain pour Hayti
Généralement, un fonds souverain est un fonds public de placements financiers (actions, obligations, etc.) qui gère l'épargne nationale et l'investit dans des placements variés (actions, obligations, immobilier, etc.).Alors qu’il n’existe pas une définition universellement partagée de fonds souverains ni un modèle théorique déterminant le niveau de réserves de change au-delà duquel un pays peut constituer un pareil fonds, il doit donc être apprécié selon les caractéristiques économiques du pays. Un fonds souverain peut servir à plusieurs fins, notamment stabiliser l’économie d’un pays, préserver la richesse pour les générations futures, allouer des ressources à des projets de développement, etc.
Les fonds de développement, fonds souverains également mentionnés par le FMI, apparaissent ainsi comme des fonds d’épargne particuliers des pays exportateurs de matières premières. Il en est de même des fonds de retraite, tel celui de la Norvège, qui suppléent les financements par répartition quand ils deviennent insuffisants en raison du vieillissement de la population. Les fonds d’épargne convertissent les ressources non renouvelables en actifs financiers pour les générations futures. Tous ces fonds répondent à une préoccupation d’équité intergénérationnelle.
Quand un pays découvre d’importants gisements d’or ou de pétrole, il peut déclencher un processus d'examen des implications de cette nouvelle richesse. En général, l’anticipation de vastes réserves officielles doit représenter un signal pour évaluer comment elles devraient être gérées et investies. C’est dans cet état d’esprit qu’il faut aborder le remboursement de la dette de l’indépendance. L'objectif de ce fonds souverain doit être compatible avec le cadre macroéconomique global haytien. Pour être efficace, il doit avoir un mandat clair, une gouvernance indépendante, une code de bonne conduite alignée sur les « Principes » de Santiago formulés par le FMI, et des priorités bien définies. L’accent devrait être mis sur les secteurs prioritaires comme la production énergétique, un domaine où des investissements sont nécessaires pour combler notre retard, la connectivité internet à haut débit, la construction d’infrastructures et de notre maillage routier, mais aussi le renforcement de nos chaînes d’approvisionnement pour développer un marché national.
Conclusion
À l’échelle mondiale, les fonds souverains jouent un rôle important en fournissant des capitaux à long terme pour des projets de grande envergure. Les infrastructures représentent une classe d’actifs attrayante pour l’investissement, offrant des rendements stables avec des flux de trésorerie constants. Pour que Hayti devienne une destination d’investissements, elle a besoin d’infrastructures adéquates et fiables. Avec l’inévitable découplage entre les Etats- Unis et la Chine, Hayti doit se positionner pour attirer les entreprises en quête de relocalisation. Dans la mesure où il peut être un moyen pour financer les équipements urbains et les infrastructures nationales, un fonds souverain constitué à partir du remboursement de la dette peut être bénéfique pour la première expérience d’autodétermination d’afrodescendants des Amériques.
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Références :
- Public debt and slavery: the case of Haiti (1760-1915), Simon HENOCHSBERG, December 2016, Supervisor: Thomas Piketty (PSE), Reviewers: Katia Béguin (EHESS), Denis Cogneau (PSE)
- Alin Louis Hall, « Ayiti - Exit - Aux origines du cordon sanitaire », publié sur www.lenouvelliste.com
