Question pour moi de préserver ma santé mentale, de me protéger un peu de cette situation toxique qui empoisonne notre existence de peuple afin de vivre avant de mourir, depuis assez longtemps, j’ai résolu de faire fi de mes soucis de temps à autre.

Question pour moi de préserver ma santé mentale, de me protéger un peu de cette situation toxique qui empoisonne notre existence de peuple afin de vivre avant de mourir, depuis  assez longtemps, j’ai  résolu de faire fi de mes soucis de temps à autre. Particulièrement ceux que me cause ce cher pays d’Haïti, aux prises avec d’interminables déboires. J’essaie de mon mieux de faire abstraction de ce quotidien pesant, stressant, oppressant. Tant bien que mal, j’y parviens par des moyens divers. Parfois, je jardine, je prends soin de mes fleurs,  brodant de caresses leurs corolles de velours, m’entretenant avec elles de la pluie et du beau temps, d’une averse soudaine, inattendue, inespérée, tombée à point pour étancher leur soif lors de la saison sèche, de la visite des papillons venus leur conter fleurette, des abeilles laborieuses en quête de nectar… J’épie le chuchotement du vent aux feuilles frémissant d'émoi. D’autres fois, je m’adonne à l’écriture pour découvrir avec surprise, sous leurs dictées, d'autres Johane enfouies aux confins de mon être. Mais, principalement, je m'enfuis dans mes livres. Je m’évade dans mes bouquins vers des contrées lointaines, paradisiaques. Certains auteurs  ont cette faculté d’embellir même la misère de l’humanité. 

Ce jour-là, j’avais décidé de rester à l’écart de mon petit appareil radio dont toutes les stations, paraît-il, se sont mises d’accord pour ne diffuser que de mauvaises nouvelles depuis une éternité. Etendue au milieu de mon lit avec les yeux clos, j’étais donc perdue dans un de ces moments privilégiés. Mes écouteurs bien fixés, comme soudés à mes oreilles me coupaient de la réalité. Ma tête résonnait de « konpa lov ». À mes tympans, s’égrenaient des paroles tendres sur des mélodies les unes plus douces, plus voluptueuses que les autres. J’étais grisée, plongée dans un univers de romance, me laissant aller à une folle rêverie. Soudainement, les paroles d’une chanson frappèrent mon esprit. Elle venait à peine de commencer et c’était la première fois que je l’entendais. Le chanteur prononçait ces mots qui m’intriguèrent: «kite m seleksyone w». Je l’écoutai attentivement jusqu’au bout. J’avoue que le rythme entrainant m’a plu. Mais pour moi, le texte en diminua le charme. En effet, j’ai trouvé assez condescendant qu’un homme pense à sélectionner une femme. En cette journée de la mi-avril pendant que je l’entendais pour une énième fois, je ressentis le même effet. J’ai tout de suite pensé au 3 de ce mois qui marque chaque année chez nous la journée nationale du mouvement de la lutte des femmes haïtiennes. Je me suis dit que nous avons plein de combats à mener et ceci sur bien des fronts encore. Car dans notre société, les hommes jouissent de toutes sortes de prérogatives, ne laissant pratiquement aucune au sexe opposé. 

La langue étant l’expression de la pensée, est-ce que cela voudrait dire que les hommes considèrent les femmes comme des concurrentes à une compétition? À priori, cela peut sonner flatteur d’être la sélectionnée parmi toutes. On se sent la meilleure, la star dont l’éclat éclipse la lumière des autres. On a la grosse tête. Notre ego s’enfle, se gonfle, prêt à faire exploser notre crâne. Mais, au fond, ne serions-nous pas aussi des articles exposés sur des étalages livrés à la fantaisie ou au bon vouloir des preneurs ?

Par ailleurs, pourquoi le pouvoir de choisir une partenaire doit- il être l’apanage de la gente masculine? Pour nous autres de la gent féminine, il faut être plus que hardie, avoir de l’audace à en revendre, un courage  à nul autre pareil pour oser s’approcher d’un homme, lui faire un coquin clin d’œil, les yeux doux, pire lui dévoiler ses sentiments. Celle qui oserait agir ainsi serait très mal vue et  traitée de tous les noms. Sa vertu serait spécialement mise en question. On la clouerait au pilori. On ne donnerait pas cher de sa réputation. Elle se jetterait en pâture aux langues de vipère des vieilles commères, notamment. 

 Assumerait-on que le cœur féminin est inanimé, ne prenant vie que grâce à la complaisance d’un homme ?

Bien des femmes acceptent la solitude comme unique compagnie, pas par choix comme certaines le font croire, mais, plutôt parce qu’il ne leur est pas permis d’aller  à la rencontre de l’amour. Elles ont parfois l’allure si imposante, leur statut social ou professionnel garde certains hommes intimidés à distance d’elles. Celles qui sont médecin par exemple ont la réputation d’être trop « sérieuses » et même froides. Les femmes intelligentes semblent faire peur aux hommes, qui à tort croient qu’elles  sont dominatrices. Et elles n’ont pas la chance de prouver qu’elles sont aussi capables d'aimer comme tout le monde vu que leur genre les confine dans le rôle de celle qui doit être choisie. Il leur est quasiment interdit de jeter leur dévolu sur quiconque. 

Je me rappelle de cette belle jeune femme qui m'a raconté avoir un jour décidé de prendre les rênes de sa relation avec un jeune homme, médecin de son état, mais plutôt gauche. Devinant la grande timidité de celui-ci qui l’empêchait de se déclarer, elle prit sur elle de lui dire qu’il était désormais son petit  ami. 

Alors, pour éviter des gâchis, donnons à tous, hommes et  femmes, le droit de susciter l’amour car bien souvent c’est ce que font ces messieurs qui déploient tout leur charme pour attirer nos bonnes grâces. Changeons de mentalité. Bénies soient celles à qui arrive la passion, mais que ne soient pas maudites celles qui la désirent et la suscitent. Qu’à tout un chacun soit accordée la liberté de faire le premier pas vers l’être qui aura fait frémir son cœur. Avouer à quelqu’un qu'on éprouve à son endroit le plus noble des sentiments, lui manifester les plus pures intentions ne saurait en aucun cas être un crime passible de lourdes peines.  Une femme qui déclare sa flamme la première à un homme n'a nullement des mœurs légères. Ne la jugeons pas, ne la condamnons pas.  Elle aime. Simplement tout en cherchant l’amour d'un autre, elle offre le sien. Ne dit-on pas qu’il faut donner pour recevoir ?
 

Marie Johane Brinnius Banatte est née à Jacmel où se déroula sa petite enfance. Puis, elle vécut une grande partie de sa jeunesse à Port-au-Prince pour poursuivre ses études secondaires et universitaires.

Établie depuis environ 20 ans dans la métro…

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